La gueule du Maelstrom

Cette puanteur de fin du monde qui colle à nos narines quand nous tentons désespérément de faire comme si tout allait bien se passer…

Cette abomination, rampante dans nos contrées plastiques mais galopante pour tellement d’autres, qui nous dévore et nous verrouille dans son Progrès définitif en nous rendant esclaves de la modernité…

Ce cauchemar d’inertie et de terreur du lendemain qui nous laisse à loisir nous indigner de ce qui se passe sans laisser flamboyer dans nos êtres les brasiers noirs de la révolte…

Ce cancer de la réaction qui nous enchaîne au même caveau putride en digérant ses privilèges dans les résidences secondaires et sur les plateaux de téléogorrhée

Cet incendie mondial transformé en spectacle de plus, que l’on constate sur les réseaux sociaux d’un regard effaré pendant que tout se consume, que les forêts flambent, que les glaciers s’effondrent, que les coraux se nécrosent au rythme des ébullitions maritimes…

Ces marées de pétrole qu’on avale chaque jour, qu’on boit, qu’on pisse, qui nous ruissellent dans les vaisseaux tant on s’y est habitués, ces longs déferlements de pourriture morbide dont on ne sent plus la violence et qui embourbent chaque mouvement…

Ce culte persistant du travail qui nous laisse incapables d’envisager autre chose, un autre rapport à l’existence fondé sur d’autres perspectives, d’autres perceptions de la présence au réel, d’autres intérêts portés à d’autres formes de vie que ces abcès goitreux que l’on nomme employeurs…

Cet abattement terrible qui nous écrase à la lueur de tout cela, qui nous réduit au grand tapis de carcasses sur lequel la Machine fait rouler les chenilles de ses monstruosités discordantes, processions à la gloire de la fuite en avant tandis qu’autour de nous tout ce qui compte s’effondre déjà, la vie, l’amour, la liberté, que même la mort y passe sous les délires sans nom de transhumanistes perdus à toute raison….

Ce polymorphisme des éviscérateurs dont l’indécente audace de récupération augmente au rythme de l’empilement des antithèses : tuer la bête sauvage pour son bien, couper à blanc pour contrer la déforestation, bouffer du nucléaire pour sauver la planète ou des énergies vertes pour limiter l’impact…

Ce délire glauque de transition qui suinte de chaque bouche médiatique avec son cortège de gestions, d’aménagements, de planifications, et dont les danses macabres se multiplient autour de plaines arides où la dévastation fornique avec le fantasme de la démiurgie…

Cette colère que l’on tait pour ne pas sembler irrationnel quand la rationalité consiste à se branler sur des charniers inondés de sang et de larmes tout en faisant comme si ce n’était rien de cela, cette bête cisaillée de pulsions qu’on muselle dans la cale de son navire intime pour s’intégrer à un monde engorgé d’indécence où l’on se pompe en tapinois comme de pitoyables sangsues hypocrites…

Cet avenir que l’on nous vend, cadavre du passé labouré d’industrialisations successives qui l’ont laissé exsangue, ce corps torturé, concassé, lacéré, ravagé, que l’on maquille indécemment pour le faire apparaître enviable aux progénitures que l’on crache à cette insupportable fosse de merde, dans les petits caprices égocentrés de la vie de famille…

Cette prise en charge bureaucratique qui prétend assigner à chaque forme de vie les moyens et les conditions de sa perpétuation, pour peu qu’elle soit utile, qu’elle bosse, qu’elle participe et fasse sa part sans être un parasite d’un système qui pourtant s’est créé sur la succion des possessions et le génocide des diversités d’existence…

Cette standardisation des âmes dans nos grandes usines à cadavres où celui qui ne récite pas, celle qui ne se tient pas droite, ceux et celles qui voient par les fenêtres un monde qu’ils veulent embrasser dans toute la profusion d’extase qui caractérise leur contact aux êtres et aux choses sont qualifiés d’inadaptés

Cette infinie population d’horreurs de toutes sortes, qui ne cessera jamais de croître tant que l’on refusera d’embrasser une folie casse-murailles, de renverser les cuves qui nourrissent nos aliénations…

Cette peur ;

Cette honte ;

Cet immobilisme forcené par lequel on repousse le moment de flamber…

Cette désertion suicidante de toute perspective de victoire devant l’amoncellement des carnages, la prolifération des pertes, l’accouplement frénétique des tortures et l’abouchement de tous les pires penchants…

Ce quotidien qui n’est qu’une bombe planétaire dont les fragments, de Beyrouth à Hiroshima, sont toujours prêts au même triomphe…

Comment ne pas crever face à notre impuissance ?

Quelles attentes garder d’un tel gouffre ?

Espérer quoi, dans ces enfers qui circonvolutionnent ?

Il y a plutôt ce grand plongeon à faire dans l’abîme du désaxement, une immersion totale aux tréfonds du désordre, dans la gueule noire du maelstrom, pour espérer en sortir quelque chose – une plante, une bête, un songe, un insecte ou un gravillon – qui puisse perpétuer les mondes, donner naissance à leur fleurissement.