Robert Dehoux, la subversion joyeuse

Et si le principal fléau de la gauche était son attachement fréquent aux outils mêmes de notre asservissement ? Et si, malgré la gravité de la situation et l’horreur lancinante et toujours grandissante de ce monde, «fomenter la révolution et se fendre la gueule n’étaient pas des activités incompatibles »1 ? Et si, au fond, la plus grande peur de ce système était de nous voir collectivement vomir tout notre ennui, toute notre sujétion, toutes les normes plantées dans la chair de nos aspirations intimes, pour renouer subversivement avec le jeu, la joie, l’entraide et la communauté ?

Il faut dire que le grand façonnage de l’aliénation et de la servitude volontaire a été, reconnaissons au moins cela à ceux qui s’en sont rendus coupables, admirablement ficelé. Le long de plusieurs millénaires, tant et si bien qu’à en chercher la source, l’archéologue des manipulations historiques finit très curieusement par remonter aux origines de la sacro-sainte civilisation elle-même, qui, contrairement à ce que Andreas Malm affirmait récemment dans son livre Comment saboter un pipeline, ne définit pas purement et simplement la « vie sociale organisée pour Homo sapiens »2, mais désigne étymologiquement un mode d’organisation sociale centré autour de la cité, avec tout ce que cela implique (citoyens, hiérarchies, travail, accumulation de richesses…). Le mode de vie civilisé, d’après cette définition, est donc bien en opposition avec ce qu’a connu l’humanité pendant la majeure partie de son existence. En effet, l’extrême complexité d’une civilisation telle qu’apparue en Mésopotamie à la fin de la préhistoire étant par nature inapte à se maintenir et fonctionner avec dans les pattes des troupes de chasseurs-cueilleurs libres et sans entraves, la création de toute une tripotée de verrous et de besoins factices fut immanquablement nécessaire à la bonne érection d’un véritable Ordre Social, dont l’être humain, bien sûr, bête féroce et inique, n’aurait pu se passer sous peine de tenter d’éventrer la totalité de ses congénères. C’est bien dans tout cela, dans cette vision biaisée de la nature humaine découlant en fait d’une longue politique de domination, qu’il faut chercher la source de ce que nous vivons aujourd’hui.

La tâche semble vertigineuse, et elle l’est à bien des égards, l’ampleur des façonnements imposés à toute une frange de l’humanité (la nôtre) étant assez invraisemblable. Toutefois, ce gros morceau de contre-histoire ne devait pas effrayer Robert Dehoux, qui publia en 1999 Le zizi sous clôture inaugure la culture, ouvrage puissant, érudit et savoureusement anti-académique qui se présente, d’après les mots de l’auteur lui-même, comme une véritable « anthropologie de la sujétion ». Partant d’une question obsédante à propos des couches-culottes, infâme objet d’urtication des nouveaux-nés les condamnant à macérer dans leurs propres excréments et jamais remis en question par les psychanalystes qui préfèrent voir ailleurs la racine des névroses et autres dérangements, Robert Dehoux posent la question qui fâche : comment en est-on arrivés là ? Comment, de tribus de chasseurs-cueilleurs laissant les enfants jouer dans la brousse et la terre, sommes-nous devenus ces files d’attentes bien présentables, aux vêtements bien repassés, enfermant les enfants dans leur merde et glorifiant les tapisseries qui nous protègent de ce dehors considéré comme sale, répugnant, inconvenant et anti-culturel ? Où exactement dans l’Histoire s’est-il opéré, ce glissement vicieux vers ce qui aujourd’hui nous semble aller de soi, alors que tout dans le monde vivant semble nous prouver le contraire ?

Ce point de départ donne le ton de l’ouvrage : décalé et acerbe, préférant aux lourdeurs universitaires et aux hypocrisies ministérielles la franche approche de l’anarchiste ulcéré par les faux-semblants et bien décidé à déconstruire le temple de notre impuissance collective pour en étudier toutes les pierres. Tous les fondements du monde actuel sont un à un mis au jour dans l’Histoire, révélant le peu de gloire de leurs origines. Le Pouvoir, la Guerre (entre États), le Travail, le Besoin, la Religion, l’École, les Mœurs, l’Hygiène, l’Argent… Tout ce qu’ils impliquent de mensonge, de refoulement, de façonnage de masse, est vu ici par un regard libre des contraintes sociales et professionnelles qui sont l’apanage des -logues, et mis à nu d’une façon originale et enthousiasmante.

Si cette approche est si parlante, c’est bien parce que l’auteur, laissant de côté tous les rôles sociaux que nous nous efforçons de jouer pour trouver notre place dans la grande mascarade du monde contemporain, s’adresse à l’être humain muselé dans chaque lecteur. Celui qui garde la mémoire des errances dans la brousse, des rêveries sauvages au bord des marécages, des libertés sans dogmes perdues dans la bataille du temps, celui qui même adulte continue de se plaire à déconner comme aux premières années dans la boue et la pluie, celui qui sait au fond de lui que les convenances actuelles ne sont que des vernis de façade qui cachent quelque chose d’autre, quelque chose d’autrement plus noir, quelque chose qui contient la clé de notre servitude. Ainsi, Le zizi sous clôture nous invite joyeusement à voir plus loin que ce qui, trop souvent, est vu dans les milieux de gauche comme une finalité en soi. À quoi bon se réapproprier les moyens de production, si on laisse le Travail tranquille ? À quoi bon collectiviser l’argent des ultra-riches, si l’on n’a pas pour objectif final d’abolir complètement l’argent ? À quoi bon reprendre tous ensemble et autogérer les espaces publics, si l’on n’y détruit pas les démarcations, les normes et les séparations imposées par l’État et son cortège de bienséances (encore que dans ce dernier cas la chose se fasse probablement d’elle même une fois retrouvé un rapport différent à notre environnement) ? La réappropriation est une nécessité, mais gagnerait à être vue comme une étape vers l’abolition, plutôt que comme une fin. Comme le formule l’auteur, « il suffirait qu’en bloc nous dédaignons l’argent pour qu’aussitôt nous tous ayons le temps qu’il n’arrête pas de nous prendre – le temps que nous aurions enfin de tout remettre en question et ne plus tomber dans le piège de la valeur d’usage des différents gadgets. » Avant d’ajouter : « Ainsi, le but est clair, mais pour l’atteindre il faut s’entendre. Or, il ne suffit pas de dire ‘‘y a qu’à s’entendre’’ pour que l’entente se fasse. Surtout que le milieu étant ce qu’il est, nul ne pourrait manger demain sans posséder les choses dont tous devraient précisément apprendre à se passer. D’où une contradiction carabinée qui fera évidemment l’affaire des carambouilleurs en exercice aussi longtemps que ne sera pas trouvé le moyen de la surmonter concrètement. » (P. 360)

Ce moyen de la surmonter concrètement, Robert Dehoux le voit précisément, entre autres, dans le sabordage intégral du citoyen construit en nous, de ses verrous, de ses entraves qui l’aliènent à sa propre vie et le font considérer l’ennui et l’esclavage comme une nécessité naturelle. Ridiculiser le système tout entier, car la révolution ne sera pas totale, ni même possible, tant qu’il restera dans nos cerveaux les considérations, les conventions et les retenues qu’il y a enfoncées. « Ne prendre que du plaisir, que des libertés avec les interdits, les braver, se jouer d’eux, ‘‘filtrer la vase’’, s’offrir du bon temps dans le temps pourri des calendriers et des horloges pointeuses, bref, redécouvrir le temps universel du bien qu’on se fait, du bien en soi, inaliénable, non mercantile, dans le plus grand mépris des soi-disant biens que l’autrui nous fait faire et nous oblige d’acheter avant de lâcher sa croûte de pain fait de sueur plutôt que de farine ». (P. 341)

Bref, en finir intégralement avec ce monde atroce, dans la joie et la vitalité, et oui, en se fendant la gueule. Car il sera drôle et plaisant de saboter la geôle, de se retrouver intimement et collectivement dans un rapport réel et direct au monde, aux autres et à soi-même. La mise en pratique d’une pensée révolutionnaire a tout pour être un festival, ce qui évidemment n’est pas le synonyme d’une absence de sérieux ; le véritable sérieux étant probablement d’aimer plus que tout ce qui s’avère être nécessaire.

Pour finir, il semble justement utile de préciser que Robert Dehoux, non content de commettre ses ouvrages fauteurs de troubles, s’était fait une spécialité du sabotage nocturne à la colle de serrures de banques, commissariats, cabinets d’huissiers, et autres glorieux temples de notre société. À l’heure où des collectifs comme La Ronce affichent clairement leur volonté de perpétuer ce type d’action, la lecture du Zizi sous clôture apparaît d’autant plus pertinente pour donner au fleurissement des sabotages de toutes sortes sa pleine portée résistante et émancipatrice.

Alors, « qu’on se le dise : QUE QUI PEUT, PUISSE ! »


1 Jean-Pierre Bouyxou, Hommage à Robert Dehoux

2 Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, ed. La Fabrique, 2020, p. 179