Born to be free

« C’est tout simplement une question d’argent. 1»

C’est par ces mots, prononcés dans une indifférence toute sociopathique, qu’un biologiste (Lev Mukhametov, fondateur du delphinarium de Saint-Pétersbourg) justifie la chasse, la capture et l’exploitation des bélugas et autres mammifères marins à des fins scientifiques et de divertissement dans le documentaire Born to be free réalisé en 2016 par Gayane Petrosyan. Centré sur les traitements infligés aux bélugas capturés en Russie et détenus dans des conditions épouvantables avant d’être envoyés dans des delphinariums où l’enfermement et le dressage viennent en faire de parfaits objets de spectacle à destination du public (notamment aux États-Unis, vers lesquels ils sont largement exportés), ce reportage expose, dans toute sa violence, la façon dont la société industrielle façonne un rapport au vivant fondé sur la domination et l’asservissement.

Lev Mukhametov, « l’un des plus grands biologistes marins russes », est le fondateur du Centre de recherches marines d’Utrish. Présentant lui-même le dauphin comme un animal génial et « scientifiquement inusité » (sic), il s’attache à décrire ainsi l’importance de sa captivité en des termes trompeurs et parfois faussement empathiques que reprennent généralement en chœur les défenseurs de ces pratiques. Le documentaire met en évidence les atrocités de traitement que subissent les bélugas détenus dans les centres comme celui-ci, où ces animaux habitués à des températures variant approximativement de 14 à 16° dans des espaces très vastes d’eaux libres se retrouvent parqués à plusieurs dans de minuscules bassines remplies d’eau puante et trop chaude. Il aborde également la question de leur survie dans les centres de dressage, où les individus sont enfermés dans des environnements similaires afin d’être conditionnés à répondre d’une manière précise à des stimuli, dans le but de nourrir toute une frange de l’industrie du divertissement. Les comportements compulsifs (ou stéréotypie) qu’ils y développent, comme énormément d’animaux en captivité dans des zoos, traduisent un état d’esprit dépressif et extrêmement perturbé. Il pourrait être tentant de se dire que ces cas sont des exceptions, et d’accepter le discours dominant concernant l’importance de la captivité des espèces pour leur propre préservation ; mais ce documentaire, à travers plusieurs personnes qu’il laisse s’exprimer, montre que cette préoccupation fallacieuse et utilitariste pour le bien du monde animal représente en elle-même les causes de sa dévastation.

Toute l’hypocrisie de ce type de discours et de rapport au monde est parfaitement mise en lumière par l’intervention d’un avocat vers la fin du documentaire, plaidant pour empêcher que l’importation de bélugas aux États-Unis depuis la Russie ne soit interdite. « La principale préoccupation, si on ne l’emporte pas, dit-il, c’est que le béluga en captivité en vienne à disparaître aux USA, ce qui aurait un impact dévastateur sur l’espèce en général. Parce que le béluga demeure un mystère, et la recherche de centres accrédités est capitale. Et pendant ce temps, pendant qu’on en apprend plus, on éduque aussi le public sur ces animaux. Le béluga va mal, classé comme quasi menacé par l’UICN, avec des populations en danger, et nos savant mènent un effort pour savoir pourquoi. »

Cette argumentation porte, dans son sens implicite, toute sa contradiction. Si la captivité du béluga disparaît des USA, c’est évidemment un désastre pour l’espèce elle-même, et non pas pour le secteur économique lié à la captivité du béluga aux USA. Bien sûr. Si l’espèce est en train de mourir, c’est parce qu’elle demeure un mystère pour la science, car la science est évidemment la seule à pouvoir assurer son existence. Bien sûr. Et c’est pour cette raison que les savants mènent une lutte acharnée pour comprendre pourquoi cette espèce (qui n’est d’ailleurs, fort heureusement, que quasi menacée) est en train de mourir, puisqu’il est naturellement évident que la cause de cette disparition ne peut pas se trouver dans l’activité industrielle générale qui, en plus de la surpêche intensive, génère des joyeusetés telles que la destruction galopante des espaces naturels, l’acidification des océans et l’étouffement par le plastique, activité industrielle à laquelle répond parfaitement le marché de la captivité des bélugas (et des autres) aux USA (et ailleurs).

Bien sûr. Lorsque l’on sait que, dans seulement 5 aquariums des États-Unis, « au moins 49 bélugas sont morts prématurément depuis 1992 » (jusqu’en 2016, année du reportage), cette prétention à la préservation et cette affectation mensongère ont de quoi faire vomir, d’autant plus qu’aucun commentaire n’est alors fait à propos du bien-être animal à l’échelle des individus, enfermés dans des cages et réduits à l’état d’objets. C’est cependant l’argument majeur qui se généralise partout, tout le temps, en faveur de la captivité dont notre ami Lev, pourtant, donne une raison d’être tellement plus honnête. « C’est tout simplement une question d’argent. » La question de l’amour que les animaux porteraient à leurs dresseurs (ou leurs geôliers, selon le degré de sel dont l’on veut saupoudrer l’appellation) est précisément déconstruite par une dresseuse célèbre de cétacés, Alla Azovtseva, en des termes dont il est difficile d’ignorer la justesse : « De quel amour parle t-on ? On les a sortis de la mer sans leur consentement, on les a enlevés à leur famille, et maintenant on veut qu’ils nous divertissent. De quel amour parle t-on ? […] Ce n’est pas la communication avec les dauphins à laquelle je rêvais. »

Born to be free montre comment cette vision du vivant, imprégnée de violence, d’objectivation et de domination, se trouve partout banalisée et internalisée, des pêcheurs qui chevauchent en riant un béluga empêtré dans leurs filets en l’appelant « salope » jusqu’à certains scientifiques qui précipitent par leur vision utilitariste de l’animal sa destruction pure et simple2, en passant par ce dresseur de dauphins dont les paroles sont si révélatrices d’une idéologie suprémaciste : « On peut dire qu’ils sont malheureux en captivité. Je pourrais vous dire que non. Et personne ne saurait qui a tort ou raison. Si on est les rois de la nature et qu’on assujettit ces animaux, pourquoi ne pas le reconnaître ? » Le cercle vicieux est alors évident : étant les rois du monde, nous l’assujettissons ; l’assujettissant, nous le détruisons ; le détruisant, nous l’assujettissons encore, mais cette fois pour le préserver ; etc. Chaque maillon de la chaîne permet et justifie les autres. Tout étant, encore et toujours, l’œuvre des éternels bureaucrates dont la machine économique force des milliers de gens pauvres à se faire les outils d’une industrie de la pêche intensive promouvant (sans le dire) ce type de rapport, quand eux-même ne mettraient jamais le pied sur un bateau pour faire un travail dont ils connaissent sans doute les conditions autant qu’ils connaissent celles de la chasse, de la captivité, du transport et de l’exploitation des bélugas, mais pour lesquelles ils n’ont qu’un mépris sans bornes. Comme de très nombreux animaux ( y compris les humains), les bélugas maintenus en captivité dans un trop petit espace occupé par trop d’individus tendent à devenir violents et à s’entretuer. De la violence sociale poussant à une compétition sanglante à la violence totale justifiant l’asservissement de l’entièreté du vivant, il n’y a qu’un tour de bocal qui toujours revient aux mêmes causes.

« C’est tout simplement une question d’argent. »


1 Toutes les citations proviennent du documentaire Born to be free, Gayane Petrosyan, 2016

2 A ce sujet, on pourra par exemple lire l’article Couper les cordes vocales du monde sur le site Le Partage, traduction d’un chapitre du livre The Natural Alien de Neil Evernden