Contre la rêverie machinée

Dormir, c’est rêver. Et rêver, à présent, c’est travailler encore. Le cerveau pollué par les circuits de cette machine, répéter les mêmes gestes grotesques jusque dans le subconscient devient inévitable. L’extension du domaine de l’aliénation, c’est toutes les nuits dans l’onirisme. La chair refouettée du larbin, c’est chaque seconde dans l’obsession de sa soumission.

Au moins avant rêvais-je avec violence, de bastons générales sur le lieu de travail, d’incendies criminels du lieu de travail, de fracassements complets et absolus du lieu de travail, du meurtre des employeurs sur le lieu de travail. On me dira que c’était malsain, je répondrai : là survivait ma seule santé, celle de la conscience assurée et inébranlable que, quand bien même j’étais employé, réifié au nom du Profit, mon esprit lui demeurait librement hostile, haineux envers sa substantifique moelle et décidé à en tuer tous les symboles. Mon corps enchaîné, l’esprit redoublait de vigueur pour s’émanciper de cette geôle étouffante par le chaos et le saccage, m’offrant une voie détournée, mais Ô combien réelle vers la libération par la sauvagerie de pensée, au sens le plus noble et puissant. Mon imaginaire et mes univers intérieurs s’appartenaient toujours.

Comment, alors, ne pas vomir ce que devient maintenant mon intériorité ? Je rêve désormais de travail, du même abrutissement absurde que celui auquel le jour me condamne, des mêmes chorégraphies puantes, collantes et moribondes, des mêmes platitudes honteuses échangées dans l’indifférence avec des clients dont, pour un certain nombre d’entre eux, l’humanité tout entière a été marchandée contre une carte de fidélité et ses trois points de réduction sur le prochain cancer, des mêmes bips assourdissants qui résonnent dans la cave de mon crâne, des mêmes foules beuglantes et impatientes qui ne tolèrent aucune attente et s’embourbent fièrement dans leur allégeance bourgeoise et méprisable à ce qu’il y a de pire, des mêmes livraisons, réceptions, signatures, scansions délirantes et maladives d’une rage salivante d’ultra-consommation, des mêmes décomptes monétaires, une vie à se croire riche en palpant du papier et quelques jetons de métal, des mêmes dédales dans l’intellect que creuse ce quotidien boiteux, cet avalement boulimique de sa propre dévitalisation pour mériter les miettes qui paieront le loyer… C’en serait presque à croire que finalement le symbole du monde a gagné, a tué ma pensée sauvage, ou plutôt l’a muselée, subjuguée et assujettie, ce qui est infiniment pire. Me voici alors peut-être digne de convoiter l’insigne honneur de me voir canonisé « employé du mois », fidèle que je suis, jusque dans mes abîmes obscurs, à la sacro-sainte entreprise, cette truie lépreuse qui m’allaite de son écervellement et de son rejet sociopathique de toute idée de dignité humaine, de liberté, de respect de soi et de l’autre. Peut-être suis-je enfin conforme aux exigences du salariat maintenant que tout son poids m’écrase continuellement. Mon employeuse et le plus dévoué de ses sbires me reprochaient dernièrement, avec le minimum de subtilité que leur dicte leur conscience managériale, de ne pas remplir les objectifs de vente, et de ne même pas essayer. Peut-être ont-ils enfin gagné, les patrons et leurs glorieux séides à la poursuite de leurs primes, en me faisant vendre leurs merdes dans les brumes de mes songes, par-delà le mur du sommeil. Le harcèlement commercial que je n’impose pas à autrui se retourne ainsi contre moi, débordant par l’inconscient les barricades que lui oppose ma honte d’être un outil de l’industrie marchande de mort pour me faire rattraper le retard que j’inflige à la déesse Rentabilité. Peut-être devrais-je m’avouer vaincu.

Au cas où le besoin soit de le préciser, je me refuse existentiellement à leur accorder une telle victoire. Lorsque l’aliénation est à ce point critique, son sabotage par tous les moyens possibles et réalisables devient, pour paraphraser cette fameuse plaisanterie hypocrite, le plus indispensable des devoirs. Fomenter une révolution commence par se révolutionner la gueule, et cela doit se faire ICI et MAINTENANT, de là où tout un chacun se trouve, depuis tout point de départ, par la subversion du quotidien. Le sabordage nonchalant de la logique marchande ne nécessite pas forcément de compétences particulières, mais un désir inexpugnable de niquer ses symboles et ses rémanences jusqu’au plus profond de notre être, de renouer du lien d’une façon radicale, loin des civilités proprettes qui nous confisent dans l’étrangeté aux autres. J’ai déjà commencé, en fieffé situationniste, à écrire au crayon sur les billets que je donne aux clients des messages énigmatiques qui feront sans doute un beau bout de voyage avant que d’être lus. « Est-ce vraiment ton choix ? » ; « N’as-tu rien d’autre à faire ? » ; « De quelle couleur sont tes désirs ? », etc. J’aime salir leur argent de ces lambeaux de poèmes, et me bercer de l’idée que quelque part sur cette terre se trouve une personne qui, à l’exact bon moment de sa vie et de la situation mondiale, à l’extrême point de convergence entre sa déréliction personnelle et l’atrocité générale ressentie, trouvera par hasard au dos d’un billet une phrase qui produira en elle une immense déflagration de sens et aura de belles conséquences en matière de libération des forces de vie. J’ai commencé aussi, en expérimentateur circonspect, à interpeller les clients par des affiches nécessairement intrigantes dans un contexte aussi lisse et sans vie, placardées sur la porte ou devant le comptoir, tentant ainsi de nous sortir ensemble de nos automatismes, de nous inviter à un peu de curiosité à ce qui nous entoure. « Demandez-moi pourquoi » ; « A l’image de ce monde », etc. Peu de succès jusqu’à présent. J’ai longuement disséminé dans divers recoins de la Ville des fragments de littérature poélitique, espérant que le Verbe puisse avoir chez d’autres l’incandescente force sismique et éruptive qu’il ne cesse d’avoir en moi, que cela provoque ne serait-ce qu’un sursaut, un bond, une série de trémulations dont l’épicentre, enfoui dans la vérité brute des viscères, aurait à voir avec une dévorante envie de vivre aussi chaudement que le soleil, de s’en brûler intensément, de s’en réduire en cendres avec la certitude d’avoir fauché toutes les entraves qui séparaient l’être de lui-même. J’ai sans doute encore trop d’espoir et de confiance dans l’hypothétique volonté de la plupart des gens de dépasser le rationalisme ambiant et la standardisation des rapports interpersonnels, mais après tout cela m’amuse. Saboter ce gros engrenage par tous les axes que l’on trouve ne saurait se faire autrement qu’en se fendant la gueule. Parole de suicidaire.

Poétiser les billets de banque, semer de la prose secouante partout où elle n’a rien à faire, tout cela est un beau début, mais il faut oser tellement plus. Une collègue d’exploitation me confiait récemment qu’ayant travaillé au sein d’un hôpital psychiatrique, elle s’étonnait de constater chez les internés, les « fous », les « inadaptés » qu’elle avait fréquentés plus d’humanité, d’empathie, d’intelligence sensible et émotionnelle, que chez la grande majorité des clients que nous sommes sommés de servir avec diligence et passion. Je ne peux pas en douter, et n’y trouve finalement qu’une pure et merveilleuse logique. Les désaxés de cette société inhumaine, meurtrière et paternaliste ont plus d’une vérité parallèle à nous apprendre, si nous acceptons de nous tremper à leur réalité dans une approche situationnelle de toute chose, de leur « folie » en premier lieu.

Une certaine forme de « folie » assumée et révoltée m’inspire. Puisque cette époque névrogène tire sa prospérité de nos foules de mal-êtres, des impuissances percluses d’angoisse jusqu’à la totale dépossession de soi, soyons fous contre elle et sa possibilité. Déraillons complètement de leurs voies toutes tracées de carnage et d’abomination, soyons l’insurrection sensible contre leur doctrine machiniste et utilitariste, contre leur totalitarisme rationalisant de l’entièreté du vivant et de sa présence au réel. La Commune refleurira de nos douleurs purgées ensemble de leur potentiel de nuisances, sorties du cachot de la honte où les relègue la frénésie capitaliste pour laquelle une souffrance n’est qu’un dysfonctionnement nécessitant un traitement, une perte de rendement amenant un réajustement des ressources humaines. La Commune surgira de nos folies faites monde, en millions de manières d’exister.

Saboter cet enfer, c’est conspirer ensemble et constamment non seulement contre sa réalité concrète, mais contre sa possibilité. C’est accepter le désaccord, l’opposition, et enfin le conflit, reconnaître comme une évidence profondément sublime de ne pouvoir jamais faire l’unanimité, oser faire chier le monde, troubler le statu quo, agiter les masses insoucieuses pour y trouver les quelques-uns et quelques-unes qui comme soi ne s’y reconnaissent pas. Si je ne souhaite à personne, tout en la constatant chez tous, l’expérience du travail, elle permet au moins de situer sa haine, de l’attiser sans cesse, d’être marqué au fer contre ses sirènes distractives pour peu que l’on mette des mots, des notions, des savoirs, sur ce vide que l’on ressent, sur cette tumeur qui nous dévore en se parant des traits d’une norme. Dans ce théâtre de confusion, sachons voir qui sont nos ennemis et ne plus craindre de les traiter comme tels. Nous trouverons nos amis le long de la même route.

L’autre nuit, je dois vous le dire à présent, mon rêve machiné de travail s’est vu fendu de quelque chose, l’espace d’un seul instant, d’un seul battement d’inconscience. Dans les remugles idéels de chiffonnage de tickets de caisse et de scannage de mort-en-boîte, un infime court-circuit s’est produit. La face livide du songe encagé s’est froissée d’un seul coup, et dans les plis de cette anomalie j’ai vu ressurgir les chimères, les torrents de feu de mes profondeurs insondables, comme si jamais le Progrès, le Profit, la Science et les Convenances ne les avaient colonisés. J’ai vu que sous cette gangue de crasse l’essentiel est toujours à vif, inchangé depuis l’aube de mes haines, prêt à faire sécession. Il ne manque plus grand-chose, qui ne tient qu’aux bonnes rencontres donc aux bonnes alchimies, pour y parvenir à jamais.