L’imaginaire en lutte

Espérer ? Pourquoi faire, puisque la pensée se transforme en panneau publicitaire de plus ? Il y a à l’œuvre depuis bien trop d’année une marchandisation de nos richesses internes, une élaboration perverse de profit et d’industrialisation à partir du terreau fertile de nos imaginaires là où devraient y fleurir d’infinies prairies de possibles. En 2019, l’Agence nationale pour la gestion des déchets nucléaires (ANDRA) organisait un concours d’écriture de fiction pour, d’une manière intensément vicieuse, implanter à l’esprit créatif un prolongement utilitaire qui profiterait au règne des technologies morbides et meurtrières. Mais ce n’est qu’un exemple récent ; depuis longtemps, le capitalisme et l’armée se servent des récits pour coloniser l’avenir et le cerveau humain, pour justifier leur monde atroce jusque dans des régions où les perspectives radicalement neuves ne manquent pourtant pas.

Cette pratique, dans l’enfer actuel, n’est pas à voir comme un détail ni comme un problème accessoire dans la foule innombrables de cataclysmes plus urgents. En fait, elle conditionne d’une certaine manière cette déferlante de désastres, au point d’occulter toute possibilité d’un futur totalement différent de ce que nous connaissons. C’est peut-être ce qui explique le succès général des dystopies techno-totalitaires : paradoxalement, elles peuvent s’avérer plus rassurantes que les utopies intégralement nouvelles, car nous y établissons tous les liens possibles avec le monde actuel. Nous y trouvons nos points de repères, nous y appliquons nos grilles de lecture du réel, et nous constatons d’une manière ou d’une autre que, même dans la pure abomination, des moyens d’agir sont toujours possibles. Voilà une interprétation de l’action contradictoire, presque schizophrénique, de ces récits : nous faire envisager avec une certaine dose d’espoir le cœur du désespoir lui-même, pour en atténuer la violence et, discrètement, le rendre un peu plus acceptable à chaque nouveau chapitre.

Le fait est que les sociétés humaines se construisent et s’articulent autour de récits. C’était valable hier, où l’épopée de Gilgamesh n’était ni plus ni moins que la transcription mythifiée de la création de la première civilisation avec son lot de destructions, de guerres et d’esclavages ; c’est valable aujourd’hui, où le recours à la prospective et à l’anticipation fictionnelle sert les intérêts des marchés et des entreprises. Dans son roman Ishmael, Daniel Quinn étend la réflexion à l’ensemble du mode de vie dominant qui ravage aujourd’hui la vie sur la planète : « Il n’y a rien de fondamentalement mauvais chez les hommes, dit-il. Donnez-leur à jouer une histoire qui les mette en accord avec le monde, ils vivront en accord avec le monde. Mais donnez-leur une histoire qui les confronte au monde, comme vous l’avez fait, ils vivront en désaccord avec lui. Donnez-leur une histoire qui en fasse des seigneurs du monde, ils la joueront comme des seigneurs. Mais donnez-leur une histoire dans laquelle le monde représente un ennemi à vaincre, ils le soumettront comme on le fait d’un ennemi, et un jour, inévitablement, leur ennemi succombera, exsangue, à leurs pieds – comme il en va actuellement du monde. »

Si tout est une question d’histoire et de récit, la nécessité de combattre ceux que nous impose la culture dominante apparaît primordiale. Dans cette guerre des imaginaires, qui dépasse d’infiniment loin le simple conflit artistique engoncé dans ses privilèges, c’est l’entièreté des sociétés humaines qui se joue, se gagne, se perd à grands coups d’utopies, d’anti-utopies, de manipulations et de propagande. Qu’est-ce qu’un Edward Bernays, sinon un exemple parfait de la manière dont un récit, une manière de raconter un fait ou une pensée, peuvent entièrement manipuler les masses sans qu’elles ne puissent s’en rendre compte ? Qu’est-ce qu’un « L’estaca » ou, plus récemment, une « Canción sin miedo », sinon la preuve puissante et émouvante que les chants révolutionnaires portent en eux une énergie qui rend possibles les victoires et désirable l’union des forces contre un monde intenable ?

Il nous faut des histoires qui luttent, des récits qui tranchent les trompes d’acier de ce cauchemar industriel, il nous faut des imaginaires foisonnants qui ne craignent aucun combat, aucune contorsion, aucune radicalité, pour planter les semences des innombrables mondes futurs. Alors aux fornications littéraires indécentes et technophiles de l’Andra, préférons les histoires poétiques de Pignocchi ou de Damasio ; aux exigences poussiéreuses et réactionnaires des « grands esprits » de ce monde que s’arrachent les salons, préférons les bombes incendiaires que lancent des artistes de l’ombre en mots tagués sur des façades ou en poèmes semés de zads en infokiosques ; aux futurs robotiques aliénés par cette époque crasseuse, opposons des chimères insatiables, des explosions de rêves assoiffées d’amour, de liberté, d’entraide et de sauvage, des surgissements d’art brut dans les recoins les moins propices, de soudaines éruptions de surréalisme sur le vernis des normes bibliographiques, des griffades de spontanéité à travers toute la face blême et moribonde de la planification perpétuelle, de la gestion chiffrée toujours plus étrangère au réelle, du musellement par la terreur, de la gestion par la torpeur.

Sculptons l’inexposable ; peignons l’inadmirable ; écrivons l’impubliable : car à peu près tout de l’imaginaire acceptable par ce monde est à chier dans la fosse que nous recouvrirons des infinies floraisons à venir.