Allégorie de la geôle de briques

Cette culture est comme une geôle de briques dans laquelle nous avons grandi enfermés. Nous y avons passé notre vie entière, et du monde nous ne connaissons qu’elle. Ses parois sont couvertes de peintures, de tableaux, de décors, symboles des mythes et des conditionnements dont nous sommes gavés, si habituels à nos yeux que nous n’en voyons plus les traits.

À cette cellule, aucune porte, aucun passage vers l’extérieur qui nous soit accessible. Seule une fenêtre minuscule au-dessus de nous, dont la vitre teintée ne s’ouvre pas de l’intérieur, nous laisse percevoir des bribes de sons et d’odeurs que nous ne connaissons pas. La nourriture que nous mangeons tombe toujours de cette fenêtre, sans que nous sachions d’où elle vient, comment elle est produite ou qui nous l’apporte chaque jour. Notre seule et unique connaissance de ce qui est hors nous se résume à une vague conscience très abstraite qu’il y a effectivement quelque chose au-delà de nos murs, sans que l’on cherche particulièrement à comprendre quoi. Quelle importance, après tout ? Nous sommes bien installés dans cette confortable ignorance, et ne voyons souvent pas d’intérêt à tout risquer pour l’inconnu et le barbare.

Mais il arrive pourtant parfois que l’envie de connaître autre chose naisse dans certains esprits, et devienne un besoin dévorant. Qu’il naisse d’un sentiment d’urgence et de rage de vivre, ou d’une simple curiosité, ce besoin les pousse à tenter à peu près n’importe quoi pour saisir ne serait-ce qu’un fragment de la réalité extérieure à la leur. Ils se hissent jusqu’à cette fenêtre et collent leurs visages sur le carreau pour tenter de discerner le monde du dehors, mais la vitre, inévitablement, déforme les images et ne leur renvoie que de vagues reflets de leurs propres habitudes. Après mille essais vains, ils commencent à comprendre qu’ils ne peuvent appréhender l’extérieur depuis leur position, en restant enfermés dans leur petit univers de certitudes plates et fixées. Leur geôle fermée à la diversité n’admet pas une telle hérésie.

Alors ils réalisent qu’ils doivent en sortir, s’extirper des frontières physiques, morales, intellectuelles, spirituelles de leur cage pour embrasser du regard toute la pluralité des formes et des pensées qui palpitent en ce monde. Ils cherchent un autre accès que la fenêtre, une autre façon de s’affranchir des murs, ils grattent et grattent les parois dans l’espoir de trouver une fente où se glisser sans bruit et sans dégâts. Mais ils savent, au fond d’eux, que tout ceci est vain. Ils savent que l’absence de passage les contraint à détruire les murs, à démanteler bloc par bloc toute la structure de leur éducation, toute cette architecture de pensée dans laquelle ils ont toujours baigné. Ils pressentent au fond d’eux que cette déconstruction est le prix à payer pour réellement comprendre, surpasser le mensonge, se libérer des dogmes et trouver un sens à ce qui les tourmente.

Alors, la mort dans l’âme, incertain du voyage qu’ils s’apprêtent à entamer, ils se mettent à l’ouvrage. Ils lorgnent tout d’abord vers les énormes blocs qui constituent la base de leur cellule, pensant que les ôter en premier accélérerait la tâche. Mais deux problèmes se posent : d’abord, les monstrueuses dimensions des blocs de fondation, ainsi que tout le poids qui repose sur eux, rendent tout déplacement totalement impossible en l’état ; de plus, quand bien même ces monolithes pourraient être bougés, ils devraient probablement être laissés en place pour l’instant, sans quoi tout l’édifice croulerait sur lui-même, écrasant sous ses multiples tonnes les détenus avides de liberté. Il faut procéder par étapes ; les bases sont trop solides et tomberont en dernier.

Ils se posent, réfléchissent, analysent la situation. Identifient les choses qui pour l’heure sont à leur portée, et tournent bientôt toute leur attention sur les tableaux accrochés aux parois. C’est la première fois, leur semble t-il, qu’ils les regardent réellement, car ces œuvres de formatage, subtilement, vicieusement, ont imbibé tout leur cerveau jusqu’à y devenir des décors naturels. Les nouveaux réfractaires découvrent que leur monde est construit sur du faux, sur des mensonges vulgaires détournant les esprits pour empêcher tout questionnement et toute remise en cause de la sacro-sainte Culture civilisationnelle. Des œuvres suggestives engorgées de sophismes, des décors faussement innocents transmettant une idée préconçue de la manière dont on doit vivre et de ce à quoi doit ressembler la planète pour posséder sa pleine valeur, des drapeaux comme emblèmes de la division, sont la tapisserie de tout leur univers.

D’un geste de colère et de détermination, ils arrachent le tableau le plus proche. Il représente le globe terrestre, au centre duquel scintille de mille feux une figure humaine qui semble lui donner toute sa splendeur. En-dessous de l’image, dans un cadre en filigrane doré, est inscrit le célèbre slogan humaniste : « L’homme est la mesure de toute chose ». Propagande anthropocentrique, discours suprémaciste d’une culture mortifère voulant affranchir l’humain des lois de la nature, le placer au-delà du monde en le dotant du destin de dominer, conquérir ce dernier, lui conférer le sens que sans lui il ne saurait avoir. Mensonge éternel des civilisations, maintenant révélé à la lueur de la conscience.

Le cadre se décroche et se brise par terre en un fracas des plus plaisants. Derrière se met alors à jour une fissure, minuscule anfractuosité qui pourtant laisse filtrer un infime rayon de soleil à travers sa providentielle ouverture.

Premier mensonge mis à terre ; premier pas vers la liberté. Malgré sa petite taille, la fissure est assez conséquente pour que nos insurgés culturels y prennent appui du pied pour se hisser un peu plus haut. Ils atteignent ainsi une hauteur suffisante pour poser l’autre pied sur le rebord de la petite fenêtre, plus surélevé encore. En ramenant le premier pied à côté du second et en se collant contre la paroi, ils sont désormais assez haut pour toucher à bout de bras le bord du plafond de leur cellule. Le vrai travail peut commencer.

Sans perdre plus de temps, ils s’affairent à gratter de toute leur énergie le mortier craquelé qui joint les pierres en haut du mur. La tâche est épuisante et dangereuse, car la moindre précipitation, la moindre inattention, peut les précipiter à nouveau dans l’abîme de leur ignorance complaisante. Toutefois, le mortier étant plus friable et les blocs moins stables qu’en bas, la progression se fait ressentir et insuffle une incroyable force de motivation. À mesure que les couches sont creusées, dépouillées de leur persuasion par la seule détermination à vivre, l’appréhension laisse place à l’ivresse de la mise à nu.

Une à une, les briques se détachent de leurs sœurs, commencent à vaciller de plus en plus franchement dans leurs cases. Au bout d’un temps, elles sont si seules, si désolidarisées les unes des autres, que les mains entament leur poussée. Une à une, les briques glissent, raclent les flancs de leurs voisines avec un bruit sourd de tombeau froid qui s’ouvre, une à une elles tombent vers l’extérieur et se brisent au contact du sol. Une à une, les murailles de manipulation tombent sous la pression de la révolte réflexive et s’écrasent sur l’immuable surface du réel. La geôle s’effrite ; l’endoctrinement se morcelle ; l’illusion s’écroule inéluctablement.

Après quelques jours d’un travail épuisant, tout un angle supérieur de la pièce, plafond compris, a été démantelé, point par point, ligne par ligne, brique par brique. La lumière éclatante du soleil afflue désormais dans la geôle comme elle ne l’avait jamais fait, caressant l’intérieur d’une brillance nouvelle et jetant sur tous les éléments de cette prison un éclairage neuf porteur de renaissance. Les rebelles peuvent maintenant contempler par la large ouverture la beauté du dehors, jungle splendide et inconnue dont ils voient les mystères sans avoir encore le moindre outil mental pour en comprendre les principes ; mais la découverte de ce monde incroyable contribue d’autant plus à déconstruire le leur, érigé sur des millénaires d’idéologie dominatrice. Ils s’aperçoivent maintenant que leur culture, leur Mère-Culture, leur a dissimulé mille pans de la diversité inhérente à la vie, mais ne peuvent pas encore bien saisir à quel point cette duperie est vaste.

Alors ils continuent, inlassablement, infatigablement, conscients que dans leur âme flamboie une urgence décisive de déconstruire l’horreur de cette aliénation. À mesure que les blocs tombent, toujours plus nombreux, à mesure que les travailleurs se rapprochent du sol en ne laissant pas même une poussière rester en place au-dessus d’eux, les fausses évidences éclatent. Plus les murs descendent, et plus l’extérieur paraît compréhensible, assimilable et proche d’eux, car ils s’appliquent de tout leur être à supprimer les filtres qui déforment leur perception. Ils voient des bêtes suivre leur existence libre et sauvage, et des hommes et des femmes vivant en communautés humbles selon de singuliers préceptes, ne paraissant pas frappés d’une quelconque affliction ou famine. Sans chaînes, sans geôles et sans briques. L’on pourrait donc bien vivre sans vivre comme nous ? Nous n’aurions pas en nous l’unique bonne manière d’être présents au monde ? Voilà qui était pressenti, mais la leçon est rude.

Les rebelles n’ont maintenant plus besoin d’être surélevés pour continuer leur travail. Ils se tiennent à hauteur du sol pour continuer leur déconstruction, et prennent alors toute la mesure du total changement de paradigme intervenu en eux, dans leur vision, leur perception, dans leur appréhension d’un monde qu’ils ne connaissent qu’à travers un voile étatique, colonisateur et funeste pour l’entièreté de ce qui reste. Ils se tenaient là quelques temps auparavant, heureux dans leur aveuglement, comblés dans leur conditionnement, persuadés comme de bons élèves d’être effectivement « la mesure de toute chose ». Ils se tiennent là désormais, conscients de l’abomination, conscients de n’être pas intrinsèquement aliénés à la nature, mais tirés hors d’elle par l’engrenage d’une machinerie privilégiant une seule frange d’une seule espèce à tant de milliards d’autres. La délivrance est en bonne voie ; mais le travail n’est pas fini.

Il reste encore des briques, des blocs, des barrières à briser, des verrous à faire sauter, des entraves à comprendre puis fuir. Le labeur continue, encore et encore, dans un franc dévouement qui ressuscite l’espoir et fait entrevoir des flots de nouvelles pistes et mille horizons inédits. La fausse suprématie de l’Homme ; l’idéologie du travail privé de toute logique et de tout bon sens ; le culte du divertissement, de la consommation, pour aveugler les masses et leur faire croire au mythe de l’abondance urbaine s’opposant à la prétendue famine permanente des « sauvages » ou des « péquenauds de campagne »; les récits scientifiques faussement neutres mais réellement engorgés de croyances envers le dieu Progrès ; l’apodictique évidence que l’être technicien constitue l’ultime aboutissement de toute évolution ; autant de dogmes imparfaits, corrompus et pervers qui s’effondrent avec chaque morceau de la sordide prison.

Un certain temps et de certaines remises en causes plus tard, les rebelles parviennent enfin à la dernière strate, le dernier échelon de blocs, les monolithes massifs qui constituaient jusqu’alors la base de toute leur culture, mais ne sont plus maintenant que de gros morceaux alignés sans rien à soutenir.

La tâche d’abord leur semble ardue. Mais la déconstruction de toute leur cellule a tant musclé leurs forces, et tant ôté de poids à ces fondements nus, que les déloger de leur trou s’avère finalement plutôt simple. Les arguments d’un règne absurde dont on a compris la fausseté ne pèsent plus grand chose. Glissant leurs mains sous la surface des blocs, plantant leurs doigts nerveux dans chaque irrégularité pour s’assurer une meilleure prise, ils mobilisent toute leur rage, leur ultime poussée libératrice, pour ébranler ces fondations. Une à une, les briques sautent et s’en vont rouler dans les débris des murs mélangés en un charnier de poussière.

Plus d’entraves. Plus de chaînes institutionnelles pour lier la pensée. Les murs sont abolis, la prison n’existe plus. Les observateurs sont à présent unis au monde, font partie intégrante du monde, et peuvent enfin jeter un regard extérieur à la culture qui les emprisonnait. Ils aperçoivent, autour des ruines de leur cellule, des centaines de cages en brique identiques à la leur, fichées comme des flèches mortelles sur le sol humide et vital de la jungle. Là où se dressent les geôles, plus aucun arbre, plus aucune herbe, plus aucune vie ne poussent, plus aucune bête ne passe. Cela semble une gangrène proliférant sur l’écorce du réel, dévorant tout l’espace pour priver le vivant de son droit d’exister. Et, plus loin, en marchant quelques temps vers ce qui paraît être l’orée de la forêt, les évadés découvrent toute l’horreur sur laquelle repose leur ancien mode de vie.

À perte de vue n’est que désolation, mort à l’état pur, désert anthropique et aride créé par la folie. Une lande éventrée, éviscérée par les labours, une infinie monoculture étendue comme un suaire sur une terre jadis sauvage et palpitant de vie et d’énergie. Un horizon-sépulcre, torturé par l’hubris, ravagé par cette agriculture intensive servant à gaver des milliards de détenus d’une pitance répugnante et meurtrière à tous points de vue. Une totale étrangeté aux biosphères, un écrasement frénétique de toute leur diversité pour assurer la perpétuation d’une abomination existentielle trouvant son fondement dans cette habitude d’occuper au lieu d’habiter, de conquérir plutôt que d’écouter.

Sous le choc de cette vision proprement apocalyptique, les évadés prennent alors conscience que leur travail est loin d’être achevé. Ils se sont extirpés de leur asservissement par la force des choses, mais ne peuvent se résoudre à simplement fuir le système, s’en éloigner pour aller se perdre dans une bulle de résilience pendant que le massacre se poursuit. Il doivent œuvrer pour le salut du monde, pour le salut des peuples qui le constituent, transmettre une soif de soulèvement et d’évasion dans le cœur et l’esprit de tous leurs camarades, prisonniers encore du tombeau qui les mène à leur perte.

Ils reviennent sur leurs pas, sinuant entre les hauts murs qui fractionnent le réel, errant dans le désastre sans savoir par où commencer. Puis à force de ruminations, la solution s’impose.

Décidés à faire ce qu’ils peuvent pour fendre l’apparente immuabilité de cette organisation millénaire mais infecte, ils sillonnent tout leur paysage pendant des jours entiers, ramassant sur leur route les pierres et les branchages qui leurs paraissent suffisamment lourds. Ils consument leur énergie dans d’incessants allers-retours, constituant au cœur du « village » de geôles un gigantesque amoncellement de projectiles divers. Après quelques semaines de ramassage systématique, le stock semble assez pourvu pour donner de bons résultats.

Reprend alors le travail de déconstruction méthodique, mais cette fois-ci sous une tout autre perspective. Les insurgés entrent en communication avec les détenus. Ils lancent de toutes leurs forces des pierres sur chaque fenêtre et les écoutent éclater en des bris merveilleux ; ils se créent des supports pour atteindre le haut des murs et usent des branches les plus robustes comme des leviers pour déloger les blocs, démantelant avec joie et fureur les cellules de leurs confrères ; ils hurlent et chantent, par les nouvelles ouvertures, l’atrocité industrielle, l’horreur d’une Mère-Culture aliénée et aliénante aux mystères de la Terre. L’agitation grandit, le tumulte s’intensifie. Par les nouvelles balafres taillées dans les murailles sociétales, des flots d’hommes, de femmes et d’enfants surgissent de la pénombre pour découvrir la splendeur du soleil, la richesse de la jungle et la croûte de pourrissement que répand leur système sur le monde. Les esprits s’éveillent brusquement, chaque nouvel affranchi prend lui-aussi des pierres pour aider au démontage global, ou préfère déjà commencer à construire autre chose, penser autre chose, une autre manière d’exister, s’inspirant peut-être de plus ou moins loin de ces autres cultures à la longévité éloquente. Est-ce une révolte ? Non : c’est une révolution.

Qu’adviendra t-il alors de cette population de plus en plus nombreuse, affranchie de ses chaînes obscures ? Nous ne saurions l’affirmer, même si aujourd’hui déjà certains lieux autonomes sont porteurs de tous les espoirs. Pour l’heure, l’urgence lancinante est à la prise de conscience de l’insoutenabilité inhérente à ce mode d’organisation sociétal, et à la multiplication d’actions contre lui et son règne. Il n’est question ni de fatalisme, ni d’idéalisation romantique des cultures indigènes ou pré-industrielles, mais d’une reconnaissance que, si ces populations ne sont pas toujours acéphales, stables ou égalitaires, elles ont une possibilité certaine de l’être dont nous devons nous inspirer. Cette civilisation, en revanche, ne pourra jamais espérer devenir soutenable, durable, respectueuse de l’environnement et des êtres qui le font vivre, tant toute son existence repose sur des bases violentes et malsaines. Lutter contre elle et sa vision du monde, prendre part à sa déconstruction par l’art, l’éducation, l’émeute ou le sabotage (entre tant d’autres possibilités d’action), n’est plus seulement nécessaire, mais proprement vital pour tout ce qui est et tout ce qui sera.

Pour partir de zéro, le roman Ishmael de Daniel Quinn est une excellente base, posant de manière didactique, sous forme de dialogue, les origines et les conséquences du désastre civilisationnel dans lequel nous sommes embourbés. Que ce livre ouvre une voie vers une remise en cause plus vaste et plus profonde, ou qu’il en soit la continuité, il est urgent d’entreprendre la démolition de nos paradigmes morbides, qui jusqu’ici n’ont accompli qu’un massacre effréné de Nature et Cultures au profit de mythes conquérants et dominateurs.