Le travail, le temps

Nous avons été des enfants. Nous avons été jeunes, insoucieux, énergiques, gorgés d’une soif d’apprendre et d’une vitalité profondes. Nous avons voulu vivre, quel que soit l’avenir, quelque gueule de charogne que puissent avoir nos lendemains, vivre juste, et courir, et aimer, et nous sentir présents. Comme si nous avions su que l’enfance était cet asile hors duquel nous serait refusé le droit à la rêverie, à la passion, à l’émerveillement. Nous avons cherché à pomper tout le suc de la vie dans notre première décennie, car ce que notre esprit touchait des suivantes, ce que nos yeux voyaient de nos aînés, nous n’en gardions que le marasme, l’ennui et la misère.

Nous avons rêvé tant et tant que nous ne pouvions qu’être horrifiés de la stérilité sans borne qui s’imposerait à nous. Trop tôt, nous nous sommes heurtés aux murs pleins de boulons d’un machinisme forcené qui cloisonnait nos vies, nos souffles, nos temporalités, pour les conformer aux programmes, aux plannings, aux prévisions, aux horaires, aux agendas et aux légendes communes de la culture du management. Nous étions des bêtes libres, nous avons été muselés ; nous étions des langages vivants, nous avons été figés en chartes ; nous étions des individus, nous avons été « dividualisés ». Après les torsions du cerveau, le façonnage de l’intellect, la plastification des désirs et l’apprentissage de l’ennui et de la médiocrité comme faits élémentaires et normaux de toute vie respectable du XXIe siècle, nous étions prêts à nous engouffrer dans le labyrinthe kafkaïen de « la maturité », dont les ombres menteuses nous ont perdus pour bien longtemps encore.

Dans nos jeunes années, quand nous songions bien davantage à partir courir dans les rues ou les prés plutôt qu’à nous asseoir des heures pour apprendre par cœur nos formules mathématiques, ô combien nous l’a t-on répété : « il y a un temps pour s’amuser, mais aussi et surtout un temps pour travailler ! » Depuis, l’affirmation s’est étoffée ; le verdict péremptoire s’est augmenté de ce que certains perçoivent comme de la positivité et de la liberté : « Il y a un temps pour tout. » Derrière l’apparente bonhomie de cette locution qui prétend nous laisser le champ libre pour vivre et expérimenter jusqu’aux seules limites de notre imagination, se cache en vérité la même perversion dominatrice, le même désir vorace de juguler, de subjuguer, d’entraver tout initiative profonde et intime, par définition subversive et, pourrait-on dire, révolutionnaire. Car n’existe de « temps pour tout » que dans un monde déjà totalement quadrillé, planifié et machinisé, un monde où chaque seconde doit être productive, rentabilisée, fructifiée pour n’être pas marquée de l’inflexible sceau de la honte. N’existe de « temps pour tout » que là où tout ne peut se faire que dans le temps qui lui est imparti, dans l’intervalle d’acceptabilité d’un acte ou d’un non-acte, d’une pensée, d’une émotion, d’une intention. Il y a un temps pour s’amuser et un temps pour travailler ; il y a un temps pour se reposer et un temps pour être actif ; il y a un temps pour penser à ses proches et leur exprimer son amour, et un temps pour se fermer sur soi, dans la frénésie du travail, des loisirs, de la conformité ; il y a un temps pour réfléchir, et un temps pour agir ; un temps pour parler, et un temps pour se taire ; un temps pour aimer, un temps pour haïr ; un pour construire, un pour détruire ; un pour refuser, un pour obéir ; et caetera, et caetera, et caetera… Ne vous avisez pas de transgresser cette règle, si vous aspirez à la paix ; vouloir se placer hors du temps sociétal, c’est chercher le contrôle de son existence, c’est donc vouloir la guerre avec les administrateurs.

Alors nous devons essayer d’apprendre à faire avec : avec la dépossession de nos vies, avec l’aliénation au monde, aux autres et à nous-même, avec les surmenages, les dépressions, les crises d’angoisses qui dévorent cette civilisation inhumaine où s’effondrer d’épuisement physique ou nerveux sous une surcharge de travail peut être vu comme valorisant car signe d’une intense motivation. Tout est bon pour « gagner du temps ». Peu importe, à la vérité, que nous n’en gagnions jamais, que chercher à gagner un temps qui s’égrène sans cesse ne soit qu’une absurdité de plus dans un monde qui s’en fourre jusqu’à les dégueuler, peu importe tout cela. Que le simple fait de prendre du repos lorsqu’on est fatigué puisse être vu comme de la paresse, de la mollesse ou de la fainéantise est assez représentatif du système dans lequel nous crevons de nos petits ulcères sans nous en offusquer. Qu’un agent d’entretien des espaces publics allongé durant sa pause soit photographié et calomnié par une bourgeoise avant d’être licencié sans préavis est suffisamment symptomatique de notre rapport dégénéré au travail. Une minute qui, d’un point de vue économique, n’enrichit pas, ne produit pas, ne capitalise pas, est une minute honteuse et irrémédiablement perdue, quand bien même elle serait nécessaire ou, simplement, vous apporterait quelque chose. Dans les rouages du technomonde n’importent et ne sont légitimes que les bons employés, qui ne sont d’ailleurs perçus que comme cela (« tu-fais-quoi-dans-la-vie » étant notre manière de sélectionner nos relations en fonction de leur intérêt professionnel). Rien du reste n’existe.

Derrière ces désastres humains qu’entraîne notre obsession malsaine, faut-il également encore préciser que c’est un monde entier qui crève ? Les conséquences de notre frénésie sont sans commune mesure du point de vue des multiples carnages écologiques en cours. Le réchauffement climatique, l’acidification des mers et océans, l’artificialisation des sols, le massacre permanent des espèces, entre nombreuses autres exactions, sont précisément le fruit de ce qui permet encore et toujours à cette civilisation ultra-technologique de proliférer sur un charnier toujours plus vaste : le travail, la production, l’activité industrielle, sont sources de mille atrocités. Aujourd’hui même, alors que l’État confine les citoyens chez eux sur fond de pandémie et d’autoritarisme mêlé aux mesures sanitaires, l’empereurnous encourage à respecter ces nouvelles règles afin de sortir au plus vite de « cette vie au ralenti ». Il est également certain, notamment pour les étudiants, que ce temps passé à ne pas travailler (ou plus exactement, à ne pas travailler dans les conditions habituelles ou sur les choses imposés par les agendas)devra être « rattrapé » : énième symptôme d’une société malade incapable d’envisager d’autre rapport au monde que celui de l’activité intensive, de l’emploi, de la productivité. Il est plus que temps de comprendre que tout exige le ralentissement général, la paralysie des flux marchands, la neutralisation des entreprises. Cette « vie au ralenti », ce n’est pas celle dont nous devons sortir, mais celle que nous devons trouver. Sans pandémie, sans mesures gouvernementales, sans police ni armée dans les rues, mais de nous-même, par nous-même, pour nous-même et pour le bien de toute vie sur Terre.

Il est encore sur cette planète des cultures radicalement différentes de la nôtre, qui n’ont pas comme la nôtre ce passif de carnage, cette propension intrinsèque à l’insoutenabilité, à l’injustice et à la barbarie. Des cultures pour lesquelles le repos, le bien-être, le rêve, peuvent constituer des valeurs fondamentales, et qui ne s’en porteraient que d’autant mieux si le paradigme des sociétés humaines à l’échelle de la Terre était en leur faveur. La civilisation, par sa nature même, s’est placée en dehors de toutes les conditions indispensables au maintien de l’équilibre de la planète, et s’est jetée entière dans le carnage, entraînant avec elle tout ce qui pouvait l’être. Si nous voulons vraiment lutter contre les désastres en cours, nous devons voir les choses en face, et comprendre qu’il ne sera jamais possible de verdir un monde dont la noirceur est déjà insondable. Comment rendre plus respectueuses de l’environnement des multinationales dont la seule existence est une catastrophe ? Pourquoi s’acharner à travailler plus écologiquement, à consommer plus éthiquement, à se déplacer plus sobrement, si l’on ne remet pas en cause les fondements de ce mode de vie qui porte en lui toutes les destructions ? Qu’attendre comme solutions miracles de la part des malfaiteurs eux-mêmes, qui construisent leurs empires sur les ruines du vivant et tirent leur pouvoir de l’enchaînement des peuples ?Ces questions font partie de celles qu’il est plus qu’urgent de poser ; la situation actuelle mérite tout autre chose que des réformes et des pansements.

Les semaines de confinement qui nous attendent sont l’occasion de réfléchir sérieusement au monde qui nous aliène et à celui (ou ceux) que nous voulons, à l’impératif du travail et à la possibilité de reprendre le contrôle de nos vies et de nos rythmes. Si l’épidémie qui frappe actuellement le monde s’est vue accompagnée d’une telle réduction de la pollution en Chine, ce n’est pas par hasard, ni parce qu’elle tue des gens, mais parce qu’elle paralyse grandement l’activité industrielle. Voilà ce qu’il nous faut garder constamment à l’esprit. Quand les confinements finiront, nous auront probablement à lutter contre un effet rebond terrible qui s’ajoutera à la récession ; organisons-nous dès maintenant pour résister le mieux possible, profitons de ces jours pour tisser des réseaux, des solidarités qui feront toute l’âme des sociétés que nous imaginerons.

Il faut reconnaître à Macron son honnêteté sur un point qu’il a répété à nausée : nous sommes bel et bien en guerre. Face aux cataclysmes sociaux, économiques, écologiques en cours et à venir, puissions-nous connaître et cibler les véritables ennemis, pour ne plus nous laisser happer dans l’administration des horreurs.