Antipoème du confinement

C’est l’heure, faut croire. L’heure creuse, l’heure fatale, fatalement vide, fatalement libre, libre car peuplée d’un silence où on trouve rien à faire, c’est l’heure du laps où on hésite, de la bulle microcosmique à l’échelle d’une décapitation capitaliste où on prend conscience de la farce, de la force du bordel, de l’emprise cataclysmique d’un travail qui aliène, qui bouffe, qui mâche, recrache, remâche, recrache dans des torrents de boue que charrient les plus grandes misères qu’on n’aperçoit qu’à la télé, bien au chaud sous sa couette, quand on décide d’avoir bonne conscience en regardant ce qui se trame en bas, dans les rues des pestiférés qui n’ont nulle part où se confiner quand les pires fantômes foulent le bitume.

C’est l’heure de la grande mascarade, pieds devant pour trouver sa place au beau milieu des engrenages, c’est l’heure où on galope sur les tapis qui font courir tout en rongeant son frein dans les minutes où on s’emmerde, où on se fait chier grave, grave parce que l’emploi, finalement, on se dit que c’est pas si mal, pas si mal si on le compare à ces journées perdues, perdues parce qu’elles ne produisent rien, perdues car passées dos sur le canapé à mater des séries ou supporter des gosses qui gueulent, qui gueulent l’ennui des rats qu’on a sorti du labyrinthe et qui veulent y retourner, retourner s’y perdre parce qu’ils ont rien à faire dehors, rien à faire sans dictées, sans problèmes, sans baignoire à remplir au compte-goutte, sans trains à vitesse variable qui se croisent à cent kilomètres de la gare, sans rois à apprendre par cœur, sans guerres à colorier, sans traits à tracer pour la leçon du jour, la date en haut à droite, le prénom dans la marge, cinq carreaux à passer pour écrire le titre avec de belles boucles rouges, d’une écriture qui montre que les bases sont acquises comme a dit madame la maîtresse, que le travail est sérieux même si on déplore quelques tendances à la dissipation quand la récré s’approche. En vrai il faut vous dire, il faut vous dire que les gamins s’en foutent, qu’ils s’en foutent des petits rituels mécaniques écrits au tableur sur leur cahier de brouillon, comme visiblement ils s’en foutent d’être momentanément délivrés d’un marasme qu’ils perçoivent déjà sans y mettre des mots, parce qu’ils sont comme lui, comme moi, comme toi, comme elle, comme tout le monde, la tête dans le guidon comme on dit, au point de ne même plus voir ce qu’il y a de proprement absurde à la condition étrangère à soi-même de l’humanité recyclable du XXIe siècle.

Il y a comme un boucan sordide qui résonne dans les rues désertes, un boucan qu’on aime feindre de savourer, qu’on aime louer pour faire semblant, faire semblant que quand même, on a de l’esprit et on en a plein le cul de cette vie de robot, un boucan qu’on écrit, qu’on peint, qu’on photographie ou qu’on chante pour se donner l’impression qu’on profite d’un truc qu’on attend depuis un bon bout de temps alors que ça nous tombe dessus d’un coup et qu’on en peut plus de flipper, et qu’on se dit qu’en fait on était bien dans son néant, peinard, dans la fumée des clopes masquant la hideur du siècle autour de soi. On veut faire croire, on les aime les grands airs quand ils se collent à nous et qu’on feint de ne pas les percevoir, qu’on laisse ce soin aux autres en sachant que, le moment venu, on n’assumera pas, mais qu’est-ce que vous voulez, on fait comme ça, on fait comme on peut, on s’encourage un peu avant de s’avachir, et advienne que pourra.

C’est ça, le drame qui joue sa plainte autour de nos misères, c’est qu’on n’aime pas cette vie, qu’on la vomit, qu’on la dégueule chaque matin et chaque soir devant son lavabo, mais qu’elle nous a tellement bouffé, tellement mâché, tellement craché, tellement rebouffé, tellement remâché, tellement recraché, qu’on n’est plus capable d’espérer, qu’on est plus capable d’apprécier sa torsion, d’apprécier le pourrissement délicieux de quelques-unes de ses fibres, plus capables de savourer cette matinée où on ne se lève pas aux braillements du réveil pour aller bâiller dans le tram, parce que malgré nous, malgré tout, on se dit qu’on en a besoin de cette saloperie, que sans elle on risque peut-être de mourir de faim, peut-être de souffrir, peut-être de perdre des êtres chers, mais surtout, surtout, qu’on risque assurément de bien se faire chier. C’est ça le drame, on rêve de choses dont on n’est plus capables d’apprécier la réalité, parce qu’on est mort, parce qu’on est morne, parce qu’on est définitivement avalé, rongé, digéré par ce monde dont on croule.

C’est long, du coup, c’est long hein ce temps passé sur les limbes de l’esprit, sur les limbes de l’activité, sur les limbes d’un temps sans aiguilles dont on ne comprend rien. On n’y comprend rien, parce qu’il n’existe pas, ce temps, parce que ce temps c’est eux, ce temps c’est ceux qui veulent ta vie, qui veulent la manger pour la chier dans une fosse où elle pourra servir d’engrais, ce temps, on n’y comprend rien parce que ce n’est pas le soleil qui se lève à l’est et se couche à l’ouest, ce n’est pas le chasseur diurne qui sort de sa tanière pour aller boulotter une bestiole, ce n’est pas le ruisseau qui s’écoule et qui, immanquablement, finit par arriver quelque part, ce n’est pas le nuage qui passe dans le ciel et qu’on peut contempler toute une journée sans qu’on ait l’impression que c’est le même car il prend mille formes différentes. Ce temps, on n’y comprend rien parce que c’est le trou dans lequel on se noie, le puits de bourbe fécale dans lequel on s’enfonce depuis qu’on nous a posé la question détraquante, la question délirante qui lie, qui ligote, la question qui nous a ferré depuis qu’on a essayé d’y répondre en se voyant vraiment aller quelque part. « Tu veux faire quoi plus tard ? » C’était ça, c’était là le début de la fin, le début du bordel, le début de la ronde, de l’engrenage, c’était là l’ouverture du temps auquel on ne comprend rien, auquel on ne comprend rien parce que ce temps n’est ni le nôtre, ni celui du monde, mais une parodie suintante de comptabilité qui sert à nous jauger, à mesurer ce qu’on vaut, à nous envoyer quelque part où on graissera la Machine ou bien quelque part où, à défaut d’être utile, on évitera de faire chier ceux qui essayent. C’était là. C’était ça. On a répondu, maintenant c’est trop tard, alors on rêve, on rêve mais pas trop vite, pas trop vite parce qu’il ne faudrait pas que la chimère s’éveille, qu’elle se lève, qu’elle nous dise que c’est bon, qu’on peut y aller, qu’on va être bien dans notre petit fantasme parce qu’il est juste là, devant.

On galope, on galope pendant que tout nous dépasse sans bouger, on galope quand tout ralentit. C’est drôle ça. Tellement dopé à la vitesse qu’on en est incapable de remarquer l’arrêt, de se rendre compte que le cœur ne pompe plus, que l’organe ne suit plus, que les cuves peu à peu se vident même si on se raconte l’inverse pour se maintenir dans un boost d’adrénaline. Tellement shooté à la marche forcée qu’on envisage rien d’autre, qu’on ne rêve rien d’autre, qu’on ne sue rien d’autre, qu’on ne produit rien d’autre que de la perpétuation d’engrenage, de la continuité de labeur, de la prothèse d’exploitation, de la rallonge numérique d’esclavage, de ruine, de misère affective, sociale, financière, intellectuelle, spirituelle ou juste vitale, on veut du surplus de machins, du rab de bidules, on se gave en cherchant l’overdose de l’avoir. On veut TOUT, mais pas pour profiter d’un temps libre, pas pour ne plus rien avoir à faire ni à chercher, on veut TOUT pour pouvoir le compter, on veut TOUT en ayant déjà l’intention de se demander ce qu’il manque, on veut TOUT en sachant qu’il y manquera déjà quelque chose qu’on y soustrait proactivement, si tu vois ce que je veux dire. On veut tout, mais on se fait ainsi le garant du néant, car c’est en voulant tout qu’on s’assure que « Tout » ne reste à jamais qu’un mythe de la culture civilisationnelle, et qu’on s’assure ainsi de sa glorieuse perpétuation. Tu vois ce que je veux dire ?

Si tu vois, c’est que tu es comme moi, tu attends, tu t’interroges, tu lis des choses et leur contraire, tu pensais prendre ce temps mort imposé et le transformer en une grande radiance, en un comblement frénétique de savoir, de pensée, de réflexion, de poésie, alors que tu sais, que tu savais au fond de toi, qu’on n’est jamais autant noyé sous le travail que quand les circonstances devraient pouvoir pousser à autre chose. Il y a trop de choses à faire pour maintenir un monde pourri en état de marche forcée, alors pas le temps de dynamiter ses fondements, tu comprends, pas le temps de buter ton patron parce qu’ils t’a donné trop de dossiers en retard, pas le temps de cracher à la gueule des clients parce qu’ils viennent acheter des choses en boutique, pas le temps de brûler ses cahiers parce qu’on a trop de devoirs pour après le confinement.

Pour après le confinement, on envisage plein de choses, et on se rend compte que tout est pareil dans sa tête, on envisage plein de choses qui, curieusement, n’ont aucune saveur, aucune couleur, parce que c’est la même chose, les mêmes prophéties de bureau qu’on se répète en boucle, les mêmes strophes de bouquins d’histoire qu’on chante à tut-tête au balcon, les mêmes décoctions de chiures techno-chimiques dont on se bourre la gueule, parce que finalement c’est ce qu’on a toujours fait, et c’est ce qu’on pense faire toujours, toujours, sans se poser de questions, sans aller en arrière, parce que les vrais héros, les vrais génies, les vrais champions, ça va de l’avant, de l’avant, toujours de l’avant, et peu importe quel gouffre nous attend à deux pas, peu importe quel désert nucléaire, quelle abomination industrielle, peu importe, on va devant et on ferme sa gueule, c’est ce qu’on a toujours fait, c’est ce qu’on fera toujours, et basta.

Pour après la pause qu’on s’efforce de faire ressembler à un pic d’activité différé pour ne pas passer pour des feignasses, pour après l’enfermement qu’on meuble comme on peut pour voyager à l’intérieur, on amasse quelques rires, on en fait des réserves pour quand ça sera trop gris, trop lourd, trop banal, trop civilisé. C’est vrai, je rigole un peu moi, des fois. Mais ensuite c’est la guerre, la guerre avec soi parce qu’il n’y a pas de raison d’être en paix, d’être libre, d’être digne, si rien ne change dans les sept-et-quelques milliards de têtes de l’hydre, si tout n’est qu’une petite pause, qu’un petit ralentissement avant le grand rebond, qu’une petite envolée lyrique avant la cavalcade effrénée pour faire comme si on n’avait pas voulu, pour faire comme si ça nous avait peiné, de pas aller bosser, de pas aller s’asseoir sur les chaises de l’école, du lycée, de la fac, pour faire comme si on avait mis ce truc à profit pour rattraper le retard ou, si le mensonge est trop flagrant, pour se ressourcer au maximum histoire de bien péter le feu, comme un connard, dans son open-space, avec la voisine qui tape sur son clavier, le voisin qui sirote son café, le boss qui traîne le pied pour bien montrer que, lui, on ne le paye que pour user la moquette, mais que c’est lui qui te paye ensuite et que tu devrais en tirer les conclusions qui s’imposent. On en fait, des efforts, hein. Ouais.

On est chez soi, on y est toute la journée, et finalement qu’est-ce qui change, le soir ? On a fait la gueule avant le café du matin, on a fait quelques pas, on s’est foutu sur sa chaise, et puis on a bossé, on a bossé bordel, parce que qu’est-ce qu’on a à faire de plus ? On a bossé comme la veille, mais on l’a fait à distance, alors on s’est dit que c’était différent, que c’était plus humain, plus gérable, plus agréable, et on retarde encore un peu l’échéance du moment où, se levant le matin, on n’aura que l’envie de se jeter par la fenêtre ou d’aller faire cramer ce monde, parce que ce monde est dégueulasse, parce que cette vie est dégueulasse, parce que ce qui est arrivé à l’individualité, à la conscience de soi et des autres, à l’amour, à la contemplation, à la Vie, est indescriptiblement dégueulasse. On se repaît de chaque nuance dans la nuisance, de chaque intervalle entre deux tabassage d’intérêt de vivre, pour retarder ce matin-là, pour ne pas y penser, parce que qui y pense le voit généralement arriver le jour d’après. C’est quand même incroyable, non, ce que le cerveau peut contenir de détours. Il y a tous ceux qui crèvent dehors, auxquels on ne pense pas parce qu’on bosse. Il y a tous ceux qui se défenestrent, qui parcourent autant de mètres verticaux en une seconde qu’on tape de mots sur le clavier en dix, auxquels on ne pense pas parce qu’on bosse. Il y a tout le nuage de crasse qu’on ingurgite en ouvrant sa fenêtre pour prendre une goulée d’air, qu’on imagine plus pur parce qu’on ne le gobe pas dans les circonstances habituelles, auquel on ne pense pas parce qu’on bosse. Parce qu’on bosse ou parce qu’autre chose, d’ailleurs, peu importe. Le truc, c’est qu’on bosse, qu’on naît pour bosser, et qu’on ferait mieux de fermer sa gueule le soir, quand on veut faire la fête, parce que le voisin du dessus, lui, demain, il bosse, alors il aimerait bien dormir.

Il y a ce truc, ce pavé que j’ai lu dans une revue, au lieu de bosser, au lieu de travailler et alors que, bien sûr, je pensais à travailler, parce qu’on ne vit pas sans faire l’un ou l’autre, évidemment, bosser ou penser à bosser, trimer ou culpabiliser parce qu’on ne fout rien et qu’on pourrait, si ça nous chantait, accepter de crever là, comme un vieux chien, au beau milieu de la chaussée, sans que personne ne s’arrête parce qu’évidemment, soit on a autre chose à foutre, comme bosser par exemple, parce que c’est justement pas notre boulot de ramasser les gens par terre, soit on n’a pas envie de se chopper la honte, d’avoir l’air ridicule à aider quelqu’un quand tout le monde passe sa vie à faire comme si tout allait bien. Bref, il y a ce truc, ce pavé que j’ai lu dans une revue, alors que je ne bossais pas, et qui m’a dit : le travail, c’est forcé.

Le travail, c’est forcé. Il entend quoi, par là, ce type qui m’alpague sur l’ordinateur avec sa prose fumeuse sortie tout droit d’une cheminée d’usine, avec ses mots tordus comme le dos d’un mineur au sortir de son abîme dément, avec son paragraphe monolithique lourd et écrasant comme une machine salariale à concasser des mondes pour en faire des smartphones ? Le travail, c’est forcé. Il entend quoi, par là ? Si n’importe qui peut m’aider, qu’il le fasse, ça fera toujours plus de cervelle surmâchée à rouler sur une évidence, à s’épuiser devant le flagrant, à se gorger de certitude et de limpidité pour changer un peu de ce monde de misère où on ne comprend rien. Si n’importe qui peut bosser là-dessus, ça sera toujours ça de pris. Parce qu’il faut bien te dire que le schéma, là, que tu fuis ou penses fuir, il est gravé dans ton code génétique, maintenant, il est trempé dans l’ADN, dans la réalité concrète de ton espèce voûtée par-dessus le clavier. Ton cerveau, maintenant, il mouline constamment pour que tout ce qu’il avale soit perçu comme une peine, un labeur, une torture, une gageure qui méritera salaire, parce que ton cerveau, il ne voit pas pourquoi rester, sans ça. Le travail, c’est forcé. C’est fourré en toi par de belles mains bien propres, des mains qui n’ont jamais rien fait, jamais craché de concrétude, bâtie ou peinte, gravée au doigt sur du granit ou tracée à la plume sur du papier bien lisse ; c’est enfoncé en toi par des bras que tu ne vois jamais.

Il en aura fallu, des millénaires, pour qu’on cesse d’y penser. Pour qu’on pense passer à autre chose après avoir incorporé cette ignoble tumeur dans chaque atome de notre organisme. Il en aura fallu, des crânes, des dos, des mains, des veines, des jambes, des viscères, des esprits, des reins, des os, des muscles, avant que le fourrage ne laisse plus aucune trace visible. Il en aura fallu, mais on y est, je crois. C’est l’heure définitive. L’heure creuse, l’heure fatale, fatalement vide, que le néant lui-même transforme en labeur intensif par son anti-action fondue dans notre raison d’être. C’est l’heure où on galope, où on pédale, où on avance en titubant sur la machine, et on se sent comme si le monde galopait avec soi, parce qu’on est comme ça. On est programmé pour se satisfaire de ce qu’on maudit consciemment lorsqu’on sait que c’est là, et qu’on imagine pouvoir perdre dans des moments de volupté construite, machinée, manufacturée, faite sur-mesure pour l’être non-émerveillé du nouveau monde de merde qui scintille en gratte-ciels, en usines tentaculaires, en villes labyrinthiques, en mines de plus en plus béantes, en gouffres, en chiffres, en extinctions, en saccages et prévisions de saccages, en bureaux, en experts, en spécialités, en plus-value, en marchandisation. Et on se sent grandi de tous ces beaux efforts.

Alors ouais. Le travail c’est forcé.

Ouais.