L’angoisse des temps qui viennent

L’époque où nous vivons cache sa perversité dans chaque aspect de l’existence humaine ; à tel point qu’aucune pensée, aucune sphère d’activité, aucune préoccupation, n’est complètement indissociable de l’état catastrophique du monde et de ce qu’il signifie, pour nous comme pour la totalité du monde vivant.

Parmi les sources les plus fécondes d’angoisse, de névroses et de terreur paralysante se trouvent, sans surprise, la sensibilisation au désastre écologique en cours et la perspective très en vogue de l’effondrement de la civilisation qui causera, à n’en pas douter, de très nombreux et très sérieux ravages. Des centaines d’articles, de livres, de reportages, sans cesse actualisés à l’aune de la lèpre galopante que la société thermo-industrielle répand sur la planète à une vitesse effrénée, ne cessent de nous rappeler que l’échéance se rapproche, que la catastrophe arrive, que l’effondrement qui vient sera dramatique et qu’il faut se préparer au chaos absolu.

Sans critiquer l’acte de sensibilisation et d’information, évidemment essentiel au vu de l’urgence de la situation, il est toutefois important de souligner une chose, que tous les récents éveillés pourront vraisemblablement corroborer : traverser le processus de « deuil » comme en parle, par exemple, Pablo Servigne, l’un des plus célèbres théoriciens de l’effondrement, prend un certain temps. Ce temps, nous ne l’avons pas.

L’abondance d’informations, l’omniprésence de contenus à lire, écouter ou visionner que nous offre l’époque ont ceci de vicieux qu’elles nous enferment dans une certaine abstraction, un certain « en-dehors » du monde faisant l’effet d’une spirale descendante. Plus l’on lit d’articles à propos du réchauffement global, de la déforestation, du massacre de la biodiversité partout dans le monde, plus l’on s’enferme dans l’angoisse, dans une contemplation anxieuse du carnage dont l’ampleur nous dépasse, puisque nous embrassons le désastre planétaire d’un seul regard, d’une seule lecture. Les chiffres nous alarment sur la catastrophe qui arrive, sur le cataclysme qui se profile, encore et encore et encore, tant et si bien que la réaction spontanée de tout un chacun est bien souvent l’abattement et la résignation. L’attente désœuvrée d’un enfer sur Terre, toujours situé dans le futur. Peu importe le temps réglementaire de mortification qu’il faut pour surmonter ce stade : nous devons l’absorber, l’incorporer pour ne plus même passer par lui. L’angoisse nous fait perdre un temps infiniment précieux.

Pour échapper à cette impotence causée par l’inquiétude, il paraît important de préciser une chose : le désastre social, la catastrophe écologique, l’effondrement global, ne sont pas « à venir » : nous sommes déjà en plein dedans. Qui que nous soyons, quelle que soit notre opinion personnelle, nous parlons depuis un abîme de carnage qui ne fait que s’intensifier, jour après jour, et ce depuis bien trop longtemps. Il n’y a pas de « Mal qui vient » ; seulement un Mal déjà présent qui dévore, qui flambe chaque jour avec plus de férocité, et qui, inévitablement, trouvera son point de chute tôt ou tard. En nous parlant du chaos à venir, les médias de toutes sortes nous masquent, volontairement ou non, le fait que le chaos est déjà bien là. Car le chaos, ce n’est pas seulement la fin de notre civilisation. Le chaos, le vrai, c’est l’extermination massive des formes de vie partout sur la planète ; c’est l’artificialisation, la bétonisation, l’éviscération de tous les espaces encore un tant soit peu sains ; c’est la technologie qui s’infuse dans nos corps et nos vies pour nous changer peu à peu en automates livides. Le chaos, le vrai, c’est la milice policière qui protège un État psychopathe en tuant, mutilant, séquestrant et détruisant à tour de bras dans la plus parfaite impunité ; c’est l’impossibilité de se libérer du joug sociétal actuel sans subir une répression cauchemardesque ; c’est les innombrables êtres humains qui crèvent dans la plus affreuse des misères pour garantir au tentaculaire Occident toute sa richesse et tout son confort ; c’est l’Occident lui-même, où une poignée d’épouvantails encravatés sucent toute la moelle du globe et rejettent la faute sur ceux qui croupissent aux tréfonds de la pyramide. Le chaos, le vrai, c’est le monde où nous sommes.

Au vu d’une telle situation, l’attente n’est plus de mise. Plutôt que d’angoisser du futur, il nous faut réagir au présent, parler du monde depuis le monde, parler de l’époque depuis cette époque, lutter contre l’horreur depuis son cœur même. Envisager l’urgence non pas d’éviter une apocalypse imminente, mais d’entraver, de stopper celle qui se déroule en ce moment précis. L’inquiétude est parfaitement normale ; mais l’urgence absolue est celle de percevoir les désastres qui frappent maintenant le monde et les peuples, et de lutter contre eux au présent.

Toutes les informations anxiogènes auxquelles Internet nous donne accès, malgré leur intérêt capital pour la prise de conscience collective, présentent le même risque : celui de nous plonger dans une désespérance stérile car vidée de toute énergie, de toute volonté d’agir pour enrayer une abomination que l’on tend de plus en plus à nous présenter, ouvertement ou non, comme irréversible. L’époque, pourtant, n’est pas à la résignation, mais à la mise en branle d’une mécanique révolutionnaire mondiale qui viendra mettre un terme à ce qui nous accable, et à ce qui menace la Vie sur Terre elle-même.

Il n’y a plus de neutralité politique, en supposant qu’il y en ait jamais eu. Dans l’abysse où nous nous trouvons, se résigner revient à collaborer avec le pouvoir en place ; celui qui tue, celui qui pille, celui qui éventre et empoisonne le monde pour générer de quoi poursuivre cette quête frénétique et déconnectée de toute réalité. Un pseudo-nihilisme nous menace parfois, et voudrait nous faire dire : « Foutus pour foutus, autant profiter de ce qu’il reste et continuer sur cette lancée jusqu’à crever une bonne fois pour toutes ». Ce discours est pour ainsi dire la version « négative » de l’optimisme béat et candide des initiatives éco-citoyennes actuelles, qui voient dans l’atrocité planétaire du XXIe siècle une possibilité de rendre cette civilisation tenable, durable, respectueuse des êtres humains et de l’entièreté du vivant, qui voient une possibilité de sauver ce qu’il reste avec l’aide d’un gouvernement démocratique et juste. Ces deux positions, que tout oppose à première vue, ne sont en fait que deux facettes du même abandon, deux approches de la même soumission aux technocrates qui n’attendent que cela de nous. À trop envisager la dystopie qui nous attend ou l’utopie qui pourrait nous sourire, on en oublie d’envisager l’infection du réel qui nous entoure dès à présent, l’horreur absolue de ce qui est déjà en cours et les moyens à notre disposition pour y résister. De là, cette anxiété paralysante qui nous fait nous morfondre dans l’à-quoi-bon en attendant la fin des temps, ou cette espérance complaisante qui nous fait rêver de villes éco-futuristes, de champs d’éoliennes respectueux des sols, de panneaux solaires démocratiquement conçus dans de biologiques usines avec des minerais issus de vertes mines à ciel ouvert. Il n’est plus temps d’attendre l’un ou l’autre, mais de refuser en bloc l’infamie généralisée de ce monde.
 » Espérer, c’est se déclarer par avance sans prise sur ce dont on attend pourtant quelque chose. C’est se mettre en retrait du processus pour ne pas avoir à tenir à son résultat. C’est vouloir que les choses soient autrement sans en vouloir les moyens. C’est une lâcheté. » (Le Comité Invisible, Maintenant). Espoir ou résignation, l’exacte même chose est à dire. Tous deux sont les « meilleur[s] agent[s] du maintien de l’ordre » et participent à cette « pédagogie de l’attente » dont profitent les grands assassins. Nous ne pouvons pas attendre pendant qu’ils achèvent ce qui reste.

Nous le voyons bien en ce moment, avec par exemple l’atroce vague caniculaire qui frappe même jusqu’au Groenland : la situation effective de 2019 est bien pire que ce que les scenarii les plus pessimistes du GIEC prévoyaient pour 2050. Que dira t-on l’année prochaine ? Et celle d’après ? Acceptons une bonne fois pour toutes l’idée que le futur de la vie sur Terre est lynché sous nos yeux, un peu plus chaque jour, et que les responsables du massacre se marrent dans leurs châteaux en s’empiffrant de la chair des plus vulnérables. Sommes-nous vraiment prêts, par résignation et abattement personnel, à laisser cette vie-là continuer jusqu’à la fin ? N’a t-on pas mieux à faire que le constat trop simple que « tout est foutu » ? Quel que soit notre avis sur le monde à venir, il nous faut en tout cas partir de celui où nous sommes, frapper d’abord pour nous et pour tous ceux qui souffrent, avant de nous inquiéter pour nos hypothétiques enfants. C’est pour maintenant qu’il faut se battre. Même aux tréfonds du désespoir, l’intolérable ne se tolère pas.

Être en vie, c’est déjà avoir quelque chose à défendre. Se sentir appartenir à ce vaste monde naturel constitué de relations intimes, d’interconnexions entre chaque être et chaque chose, c’est en avoir infiniment plus. Nous sommes ce monde, pas la Machine qui l’annihile ; nous sommes cette vie imprévisible et sauvage qui ne demande qu’à palpiter, pas les bourreaux qui la musellent et en pompent toute santé et tout avenir. Nous avons aujourd’hui suffisamment d’horreurs à combattre pour ne pas attendre celles de demain. Plutôt que de les regarder venir, agissons-donc pour en réduire, voire en tuer la possibilité.

N’attendons plus dans la terreur que tout se casse la gueule. Nous sommes nombreux, et avons un présent à défendre. Quand les grands médias, ces chantres pathétiques du pouvoir en place, n’auront plus la capacité de nouer autour de notre gorge l’angoisse existentielle de toute une société au bord du gouffre, la meute sera enfin debout et ne se rendormira plus. Plus que de la crainte permanente, c’est de la présence directe à ce monde et à ce qui s’y joue que nous tirerons l’énergie qu’il nous faut.

Comme l’ont dit nos amis, l’époque est bel et bien aux acharnés. Acharnés à vivre, acharnés à aimer, acharnés à détruire ou acharnés à expérimenter, qu’importe, tant que l’on s’acharne ici et maintenant à ne pas laisser triompher ce Goliath multi-génocidaire.